Avant-propos

De la machine à écrire à la carte interactive

Jérôme Delatour

Il attendait sur un coin de la grande table du salon, comme la clef d’entrée dans le monde des Thierry. Ou comme un défi. C’est là qu’il se trouvait en 2018, quand commença l’inventaire de leurs archives à Etampes, préalable à leur transfert à l’INHA en février 2021.

De prime abord, l’objet semble évident : il s’agit d’un mémento détaillé, le plus souvent heure par heure, des voyages d’études effectués par les Thierry, médecins à l’hôpital d’Etampes, de 1952 à 1998. Au second abord, les choses s’avèrent plus complexes. C’est un petit classeur à anneaux, conçu pour ajouter, retrancher, intercaler des feuillets. Presque tous sont des photocopies, réduites d’environ moitié par rapport aux originaux, lesquels ne sont pas parvenus jusqu’à nous. Un titre dactylographié a été ajouté en tête de chaque voyage. Dès le début, ces itinéraires ont été dactylographiés. À partir de 1986, ce sont des tirages d’imprimante sur lesquels on reconnaît immédiatement l’iconique police Chicago de Susan Kare - la signature des premiers Macintosh. Il semble donc que les Thierry aient sauté le pas de l’informatique dès l’apparition du célèbre appareil, commercialisé à partir de 1984. Le plus ancien itinéraire préparatoire imprimé avec cette machine retrouvé dans le fond remonte à 1989.

Préparation du voyage en Turquie d’août-septembre 1989, tirage d’imprimante annoté

Ordinateur portable PowerBook 150 de Jean-Michel Thierry (1994), touches enrichies d’étiquettes pour la saisie de texte en arménien

On croit d’abord que le petit classeur noir rassemble la totalité des voyages d’étude des Thierry. Ce n’est pas tout à fait le cas. C’est une sélection, qui laisse de côté de nombreux voyages, attestés par les autres sources majeures qu’offre le fonds - les agendas et les carnets de voyage de Nicole Thierry, ainsi que les photographies elles-mêmes dont les caches, généralement légendés, portent très souvent une date de prise de vue ou de développement.

Jean-Michel Thierry, Nicole Thierry prenant des notes à Nemrut Dağı, août 1955 ou 1956, diapositive 24x36

Nicole ou Jean-Michel Thierry, “Route d’Aksaray à Konya”, diapositive 24x36 datée du 29 juillet 1958

Cela veut-il dire que les Thierry accordaient plus d’importance à certains de leurs voyages, auxquels ils décernaient seuls le titre de “Voyage archéologique” ? Leur choix nous échappe. On conçoit bien leur idée, cependant, de disposer d’un outil de référence de petit format, pratique à consulter, permettant d’inscrire leur documentation photographique, et l’ensemble de leur entreprise exploratoire, non seulement dans l’espace mais aussi dans le temps. Ce recueil est un des témoins de la lente élaboration d’une méthode, d’une logistique de travail et d’archivage, au fil des révolutions qui marquèrent les années 1950-2000 dans le domaine de l’image et de l’information.

Dès les années 1950, les Thierry s’étaient fixé un ambitieux protocole d’inventaire de leurs photographies. A la fin des années 1960, leurs diapositives 24x36 de Turquie étaient réparties en 43 boîtes numérotées, organisées par régions, chaque boîte faisant, idéalement, l’objet d’une liste dactylographiée image par image, détaillant la qualité photographique de chacune - sa netteté, la justesse de son exposition et de sa colorimétrie.

Liste des boîtes de diapositives de Turquie, fin des années 1960

Liste annotée des diapositives de la boîte Kiliclar : netteté, exposition, couleur - M mauvais, B bon, +/- surexposé/sous-exposé, dominante rouge/verte

Mais l’accroissement exponentiel de leurs photographies, l’adoption du moyen format à la fin des années 1950, les obligèrent à renoncer à ce bel ordonnancement, trop statique et trop long à mettre en oeuvre. De la même façon, les classeurs de fiches par sites de Jean-Michel Thierry et ses albums de photographies soigneusement collées ne subsistent plus sous leur  forme originelle qu’à l’état de traces, à force de réécritures, d’enrichissements et de réarrangements successifs.

Jean-Michel Thierry, fiche du site de Ddmashen, avec les dates et heures de visite reportées eu haut à gauche

Jean-Michel Thierry, Nicole Thierry et son matériel photographique moyen format (Hasselblad 500C) sur trépied, Vanevan, 5 juin 1977, diapositive 24x36

L’arrivée de l’informatique ne bouleversa pas fondamentalement les pratiques des Thierry. L’ordinateur demeura pour eux, comme pour la plupart des chercheurs de leur génération, une machine à écrire perfectionnée. Si Nicole Thierry sut encore mettre à profit le mail, Internet, Google Maps et l’appareil photo numérique, elle et son mari n’eurent en revanche recours ni aux tableurs, ni aux bases de données. Ces outils vinrent sans doute trop tard pour organiser une masse de données devenue trop importante, qui eût nécessité une restructuration complète.

Les voici aujourd’hui enfin mis en oeuvre, joints à la numérisation progressive des images, disponibles sur la bibliothèque numérique de l’INHA, et aux développements spécifiques de ce projet PENSE, pour permettre à chacun d’accéder de manière simple et directe à l’archive photographique des Thierry, si précieuses pour la mémoire du patrimoine du Caucase et d’Arménie.